La loi sur le domaine face aux enjeux actuels du monde moderne : Vers un retour des valeurs condamnées ?

La loi sur le domaine face aux enjeux actuels du monde moderne : Vers un retour des valeurs condamnées ?

Le droit joue un rôle important dans l’organisation de la société. Il se manifeste par la mise en place d’un cadre juridique qu’il faudra respecter sous peine de sanction. Or avec une société en perpétuel changement, il arrive des moments où la règle de droit doit faire l’objet d’ajustement sous peine de ne plus prendre en compte les situations nouvelles. Il sera possible ainsi d’envisager une réforme soit pour corriger les lacunes d’une législation antérieure ou pour réadapter un système de règles devenue caduque. Ainsi, sur la base du caractère dynamique de l’objet foncier notamment une diminution considérable de l’espace occasionnée par l’augmentation de la population, il est incompréhensible de voir une législation qui date de 1964 et qui continue jusqu’à présent de régir l’utilisation d’une bonne partie du sol sénégalais. Et à titre de rappel, le domaine national regroupe plus de la moitié des terres au Sénégal.
D’abord qui parle de foncier, parle d’espace : espace où habiter, espace où cultiver, espace où dérouler ses activités économiques, espace pour l’urbanisation, espaces pour la protection de l’environnement etc. d’où l’utilité de comprendre les lois qui le régissent. Le professeur Samba Traoré définit le foncier comme étant un « ensemble constitué par la terre et les ressources naturelles qui y sont directement rattachées et l’ensemble des relations entre individus, groupes pour l’appropriation et l’utilisation de ces éléments ». Ainsi, l’augmentation de la population va influencer certainement sur la diminution des espaces.
En 1964, la population sénégalaise tournait autour de 3 millions d’habitants alors qu’aujourd’hui le nombre d’habitant tourne autour de 17 millions. La remarque qu’il faut faire c’est qu’en 1964, il y avait moins d’habitants et une abondance des terres. La terre ne manquait pas ; il suffisait pour vivre, de brûler et de débroussailler un lambeau de forêt. La disponibilité de l’espace n’était pas remise en cause. Et par conséquent il n’y avait pas beaucoup d’enjeux autour du foncier. En effet « dans ce contexte longtemps caractérisé par l’abondance des terres et la faible démographie », l’existence de la loi 64-46 du 17 juin 1964 pouvait être justifiée.
Ainsi, l’Etat du Sénégal nouvellement indépendant, conscient du potentiel économique que regorge la terre et ne bénéficiant que de cette dernière comme ressource, avait décidé de miser sur la politique agricole à travers la réforme foncière de 1964. D’autant plus que la majorité des populations vivaient de l’agriculture à cette époque. Cette loi avait des objectifs économiques, étant l’un des piliers de développement du pays, la terre permet à l’homme de produire et de se nourrir à travers l’activité agricole.
Cependant, depuis son adoption la loi n’a pas produit de résultats satisfaisants. Dans le monde rural caractérisé par la pauvreté et la famine, l’activité agricole est un moyen de survie. On parle ainsi d’économie de subsistance parce qu’on ne cultive pas la terre pour espérer des retombés économiques mais plutôt pour satisfaire les besoins vitaux, pour survivre. En effet, la terre est la principale richesse et le premier moyen de production en milieu rural. Elle conditionne l’alimentation. D’autant plus que le pauvre paysan ne bénéficiait pas assez de moyens pour intensifier sa production et pouvoir espérer gagner de l’argent.
Ainsi, l’intention du jeune Etat sénégalais était certes noble dans la mesure où il avait réussi avec l’adoption de cette loi, à régler la situation confuse qui prévalait au temps des indépendances. A cette époque la gestion du foncier était trop complexe. Cette complication pouvait s’apprécier à l’aune notamment de la coexistence d’un droit positif hérité du colonisateur qui prônait l’appropriation individuelle et les droits coutumiers allant a l’encontre de cette dernière.
Ensuite, il faut saluer l’option choisie par l’Etat du Sénégal afin de rendre accessible la terre aux paysans qui en ont le plus besoin. L’accès à la terre est devenu gratuit. Contrairement à la situation antérieure ou l’accès à la terre s’accompagnait du droit de redevances dont bénéficiaient les maitres de la terre (Lamane) : c’est le système traditionnel de gestion foncière. Ce dernier était gouverné par des principes dont la légitimité était incontestable. La terre s’appropriée soit par le fait de défricher (droit de hache) ou de mettre le feu sur la surface de la terre qu’on voulait se procurer (droit du feu). C’est ce qu’on appelle le droit du premier occupant. La légitimité du premier occupant se fonde sur l’antériorité de son installation. Ce droit était reconnu et respecté par tous. Ensuite viennent les autres droits comme le droit de culture, un droit concédé par le premier occupant à des familles arrivées après la répartition initiale du sol qui acceptent par la suite de lui verser des redevances (droit de redevance).
Mais en Afrique, il faut savoir que la communauté prime sur l’individu. Ce dernier est pris en considération que par rapport à son appartenance à la communauté. Contrairement en Europe ou l’individu prime sur la société. Ainsi le premier occupant appartenait à une famille, à un tribut, à une communauté et par conséquent l’appropriation qu’il avait de la terre ne pouvait pas s’apprécier sur le plan individuel. C’est la raison pour laquelle l’africain ne connaissait pas la propriété privée en matière foncière mais c’était plutôt l’appropriation collective qui régnait. La terre étant sacrée comme l’air, l’eau il est inconcevable de l’approprier individuellement d’autant plus qu’à l’époque, il y avait une abondance des terres.
L’inconvénient de ce système de gestion traditionnel c’est que tout le monde n’avait pas le droit d’accéder à la terre. En effet, le foncier est étroitement lié à l’organisation sociale (J.P Dozon). Ainsi la société traditionnelle étant bien structurée, hiérarchisée. En haut de la pyramide, il y avait les nobles et au bas de l’échelle on avait des esclaves (stratification sociale). Et ces derniers, du fait de leur rang social, n’avaient pas la possibilité d’accéder à la terre qui dépendait de l’appartenance à une classe sociale. La propriété et l’identité ne sont pas toujours dissociables. En effet « l’accès à la terre et à ses ressources ainsi que les droits et devoirs qui en découlent sont fonction de la place qu’occupent les individus et les groupes dans la sociétés locales ». La loi sur le domaine national s’est voulue montrer juste en niant le système traditionnel de gestion foncière. Elle a supprimé les droits coutumiers, tout le monde peut désormais accéder à la terre à condition d’avoir la capacité de mise en valeur et d’être membre de la communauté (on parle de démocratisation du foncier).
L’originalité de la loi sur le domaine national s’apprécie à l’aune de sa nature juridique mais aussi son désir de se conformer à la réalité sénégalaise (refus du mimétisme juridique pour la première fois selon le professeur Samba Traoré).
En ce qui concerne sa nature juridique le domaine national proscrit toute forme de transaction (vente, location etc.). Il est impossible de dire que la terre m’appartient. La terre ne nous appartient pas mais on a un droit d’usage : une création originale. On peut utiliser la terre mais on s’en limite là. Monique Caveriviére parle de « technique insolite de maitrise foncière ». Et pour obtenir ce droit d’usage appelé également délibération ou affectation, il faut selon la loi remplir certains conditions :
➢ Etre membre de la communauté
➢ Et disposer de la capacité de mise en valeur
Si c’est deux conditions ne sont pas remplies on procède à la désaffectation. Pour rappel les terres du domaine national appartiennent à la nation mais c’est l’Etat qui les détient (article 2).
Au moment d’accéder à l’indépendance, les États africains avaient leur destin en main. Il fallait soit continuer avec le modèle hérité du colonisateur dans ce cas précis l’option serait d’accepter le marché foncier. Et l’acceptation du marché foncier n’est pas sans conséquence dans la mesure où elle peut aboutir à une perte légale des terres. Or la terre est un élément de souveraineté, l’Etat à le devoir de la préserver. Ainsi sous l’influence des investisseurs étrangers certains États ont accepté le marché foncier et presque perdu une partie importante de leurs terres. Il fallait s’inscrire dans une logique de rupture, c’est ce qu’a voulu faire le jeune Etat sénégalais en créant la loi sur le domaine national. Cette loi a permis ainsi de sauvegarder une bonne partie de ses terres.
Ce pendant le contexte qui prévalait en 1964 est différent du contexte actuel. Avec l’augmentation de la population, les choses ont changé. On assiste à la naissance de nouveaux enjeux. Les terres du domaine national ont désormais de la valeur et peuvent être considérées comme des biens pas au sens juridique du terme puisqu’elles sont toujours inaliénable. Mais dans la pratique, les terres du domaine national sont susceptibles de vente et avec la complicité de ceux qui ont la charge d’appliquer les lois. En effet, selon la doctrine juridique, pour que la terre soit un bien marchand, elle doit avoir une valeur pécuniaire et être susceptible d’appropriation. En règle générale, la marchandisation de la terre n’est donc réalisée que de manière « imparfaite ». Cette situation d’insécurité foncière débouche souvent sur des conflits qui perturbent le climat social aussi qu’en milieu rural qu’en milieu urbain. Le constat général est qu’il est impossible dans le contexte actuel d’interdire le marché foncier. Le refus du marché foncier a des avantages comme la sauvegarde des terres mais avec des risques notamment un pluralisme juridique avec des procédures fabriqués par les acteurs elle-même. Un marché foncier quasi-institutionnalisé avec des transactions illégales par exemple la vente des terres du domaine national.
Dans une perspective de valorisation des terres du domaine national, toutes sortes de propositions ont été faites allant jusqu’à la privatisation dudit domaine. Ainsi, parmi les différentes tentatives de réforme qu’à connu le Sénégal, à commencer par le Plan d’action foncier en 1996 en passant par l’adoption de la LOASP jusqu’à la mise en place de CNRF en 2012 par l’Etat du Sénégal, l’option de privatisation des terres est constamment revenu et a suscité de nombreux débats. D’où la question faut-il aller vers la privatisation des terres du domaine national ?

Ousseynou Diouf, juriste spécialiste en droit foncier et droit de l’environnement

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